XV
PAS DE TINTAMARRE GUERRIER
Richard Bolitho aplatit bien soigneusement la carte étalée sur sa table et ouvrit ses pointes sèches. Il sentait que les autres le regardaient. Avery se tenait près des fenêtres de poupe ; Yovell, assis confortablement dans un fauteuil, du papier et des plumes à portée de main comme d’habitude.
Bolitho leur dit :
— Deux jours, et toujours rien en vue.
Il se repencha sur la carte, imaginant ses bâtiments comme les aurait vus un oiseau de mer : cinq frégates en ligne de front avec l’Indomptable, vaisseau amiral, au centre. Cette ligne étirée au maximum, qui représentait la moitié de son escadre, pouvait surveiller une vaste étendue d’océan dans cette formation. Le ciel était clair, parsemé seulement de quelques bancs de nuages clairs. La mer, bleu sombre sous la lumière froide du soleil.
Il songeait à sa frégate qui naviguait isolément, Le Chevaleresque. C’est elle qui avait dépêché le brick Weazle à Halifax pour le prévenir que les Américains bougeaient. Il voyait en imagination Isaac Lloyd, le commandant du Chevaleresque, officier expérimenté et âgé de vingt-sept ans. Il devait essayer de garder l’ennemi en vue, mais avait assez de sagesse pour ne pas tomber dans le piège et les engager.
Deux jours, et où étaient-ils donc ? Dans les approches de Halifax, ou beaucoup plus loin, dans les parages de Saint-Jean de Terre-Neuve ? Il avait examiné ces différentes hypothèses avec Tyacke et York. Lorsqu’il avait évoqué le nom de la baie de Fundy, York s’était montré catégorique.
— Peu probable, amiral. Cette baie connaît les plus hauts marnages qui existent, et deux fois par jour pour faire bonne mesure. Si j’étais un commandant yankee, je n’aurais pas du tout envie de me faire coincer là-dedans !
Bolitho avait été mis en garde à propos de la baie de Fundy. Les instructions nautiques indiquaient que le flot et le jusant pouvaient atteindre cinquante pieds, voire davantage, avec ce risque supplémentaire pour les petits bâtiments de terribles mascarets. Ce n’était pas un endroit où risquer l’une des grosses frégates américaines. Ni l’Indomptable.
Il pensait à Herrick, qui traversait en ce moment même l’Atlantique pour aller jeter ses conclusions à la figure d’un quelconque membre de l’Amirauté. Était-il content d’en finir ? Ou bien était-ce encore ce vieil Herrick tenace que hérissait la perspective d’être privé de la seule existence qu’il connût ?
Il avait visiblement fait grand effet sur Tyacke. Depuis que Herrick avait pris passage à bord de la frégate qui le ramenait en Angleterre, il était plus renfermé que jamais.
Bolitho tapota la carte avec ses pointes sèches. Ils perdaient peut-être leur temps ou, pis, ils étaient en train de tomber dans le piège qu’on leur avait tendu pour les tenir à l’écart.
Il s’approcha des fenêtres de poupe, le bâtiment se soulevait et partait à la gîte sous ses pieds. Cela aussi, il pouvait se le représenter. L’Indomptable au près serré, bâbord amures, le vent toujours établi au suroît comme la plupart du temps depuis qu’ils avaient levé l’ancre. Adam était visiblement chagrin d’avoir été laissé à Halifax, mais la Walkyrie était leur frégate la plus puissante après l’Indomptable : Keen risquait d’en avoir besoin.
Adam n’avait pas hésité une seconde en proposant son second pour prendre le commandement de La Faucheuse, ce qui n’était pas une sinécure. Cela aurait été un défi pour n’importe qui, mais Adam avait lâché d’un ton bourru : « Si j’avais pu, je l’aurais pris pour moi. » Fallait-il que les choses en soient arrivées à ce point entre Val et lui ?
Avery lui dit gentiment :
— Nous avons pu les manquer pendant la nuit, sir Richard.
— S’ils étaient à notre recherche, je ne crois pas.
Bolitho chassa ces réflexions pour en revenir au vif du sujet.
— Demandez à Mr York de me montrer ses notes encore une fois, voulez-vous ?
La chambre repartit à la gîte et les pointes sèches tombèrent sur le pont. Yovell se pencha pour tenter de les récupérer, mais l’inclinaison était telle qu’il retomba en arrière dans son fauteuil. Il s’épongea le visage avec son grand mouchoir rouge vif. Mais l’Indomptable se comportait magnifiquement.
— Comme un trois-mâts sans perroquets, sir Richard, lâcha Yovell. Ça tient ferme par tous les temps, et ça tient même quand ça ne devrait pas !
Puis il poursuivit :
— Vous pourriez me considérer comme un civil, sir Richard, n’est-ce pas ? Malgré la guerre et la vie que nous menons, je ne suis pas encore vraiment accoutumé aux usages et aux finesses des officiers de marine.
Bolitho lui sourit. Yovell ne changeait pas. Même dans une chaloupe à bout de bord, les mains à vif d’avoir souqué sur le bois mort avec les autres. Avec Catherine.
— J’espère bien que vous resterez comme vous êtes.
Yovell fronça le sourcil, puis entreprit d’essuyer ses bésicles cerclées d’or, ce qu’il faisait souvent quand il avait besoin de réfléchir.
— Mr Avery est votre aide de camp, il est entre vous et le commandant, et il vous sert tous les deux – il souffla une nouvelle fois sur ses carreaux. Il se montre loyal. Il ne dirait jamais rien dans le dos du commandant, parce que vous êtes amis. Il aurait le sentiment de trahir votre amitié et tout ce qui vous rapproche.
Il eut un fin sourire.
— Ce qui nous rapproche tous, si je puis me permettre, sir Richard.
On n’entendait pas un seul bruit dans l’office. Ozzard devait être là, à écouter.
— Si quelque chose vous gêne, dites-le-moi. Moi aussi, j’ai senti qu’il y avait un problème.
Il se tourna vers la mer. Les propos de Yovell l’avaient touché plus qu’il n’aurait su dire. Il entendait encore non sans malaise la remarque de Herrick concernant les Heureux Élus. En réalité, il n’en restait plus guère… Keverne, qui avait commandé ce même bâtiment ; Charles Farquhar, aspirant à la même époque que Bethune, tué sur son vaisseau à Corfou ; Francis Inch, qui lui était cher par-dessus tout, fougueux en diable avec sa figure chevaline, marié à une si jolie femme, à Weymouth. Elle s’appelait Hannah… Il ne s’en souvenait jamais sans tristesse. Et encore tant d’autres, John Neale, Browne avec un e, et le prédécesseur d’Avery, Stephen Jenour. Tant de noms, trop de noms. Tous disparus.
Yovell reprit d’une voix lente :
— Le commandant Tyacke a reçu une lettre à Halifax. Elle faisait partie du sac de courrier déposé par le Reynard.
— De mauvaises nouvelles ?
Yovell remit ses lunettes en place avec un soin méticuleux.
— Je peux dire qu’elle aura mis du temps à arriver. C’est souvent le cas avec la poste navale.
Bolitho le regardait toujours. Bien sûr. Tyacke ne recevait jamais de lettres. Comme Avery, jusqu’à ce que sa Londonienne lui en écrive une. Cela ressemblait tellement à Avery : il n’en avait pas pipé mot, même s’il savait pourquoi Tyacke s’était renfermé. Il le comprenait, tout comme il comprenait les tourments qu’avait éprouvés Adam quand il était prisonnier de guerre.
— Tout le monde est au courant à bord ?
— Non, amiral, uniquement votre aide de camp.
Bolitho se tâta la paupière, il se souvenait de la robe qu’il avait donnée à Catherine quand la Larne avait fini par les retrouver. Lorsqu’elle l’avait rendue à Tyacke, elle avait formé le vœu qu’il puisse la faire porter un jour à une femme digne de lui…
Il serra le poing. Ce n’était sûrement pas la même femme. Cela ne pouvait être ; pourquoi, au bout de tout ce temps et après le traitement cruel qu’elle lui avait fait subir en le rejetant, lui et son visage défiguré ? Mais en son for intérieur, il savait que c’était bien elle.
Il voyait Catherine, aussi nettement que s’il avait contemplé son médaillon. Il n’y avait pas de secrets entre eux. Il avait eu connaissance des visites qu’elle avait faites à Londres, il savait qu’elle consultait Sillitœ de temps à autre et lui demandait des conseils d’investissement avec l’argent qu’elle avait reçu d’Espagne ; il lui faisait totalement confiance, comme elle le faisait elle-même. Mais, si… Il se rappelait le silence de Tyacke, sa réticence, cette souffrance qui se réveillait et qu’il devait cacher. Si… Catherine avait besoin d’être aimée, tout comme elle avait besoin de donner de l’amour.
— Si j’ai eu tort de vous en parler, sir Richard…
— Non, vous n’avez pas eu tort, lui répondit Bolitho. Il est bon, de temps en temps, de se rappeler ce qui compte vraiment et de se souvenir de ceux qui sont loin.
Yovell était rassuré, heureux d’avoir dit ce qu’il avait sur le cœur. Comme un civil.
La porte s’ouvrit, Ozzard entra dans la chambre avec une cafetière.
— C’est la fin de nos réserves, Ozzard ?
Ozzard jeta un regard sévère au récipient.
— Non, sir Richard. Il en reste encore pour deux semaines, au mieux. Ensuite…
Avery arriva à son tour et Bolitho le vit hésiter avant de prendre une tasse sur le plateau, comme s’il attendait que le bâtiment ait fini de danser sur les crêtes enchevêtrées. Ozzard lui avait rempli une tasse, mais presque à contrecœur. A quoi pouvait-il bien penser, que lui passait-il par la tête depuis tous ces mois et toutes ces années qu’il était à la mer ? Un homme qui avait tiré un trait sur son passé, mais qui, tout comme Yovell, était instruit, lisait des classiques et avait une écriture d’érudit. Il donnait l’impression de se refuser tout avenir.
Bolitho prit les notes qu’Avery lui apportait.
— Encore une journée de plus. Nous pourrions rencontrer un courrier venu de Halifax. L’amiral Keen a peut-être des nouvelles fraîches.
Avery lui demanda :
— Ces vaisseaux américains, sir Richard, croyez-vous qu’ils veuillent nous provoquer ?
— Quelles que soient leurs intentions, George, je veux que nous mettions toutes les chances de notre côté. Et j’ai besoin que mes officiers soient au meilleur de leur forme, si nous devons nous battre.
Avery jeta un coup d’œil à Yovell et dit en baissant d’un ton :
— Amiral, êtes-vous au courant… ces lettres qu’a reçues le commandant… ?
— Oui, je viens de l’apprendre. J’apprécie et je respecte votre délicatesse, ainsi que votre réticence à en parler. Cela dit, James Tyacke n’est pas seulement le commandant du vaisseau amiral, il est ce vaisseau, même s’il ne veut pas l’admettre !
— Oui. Je suis désolé, sir Richard. J’ai cru…
— Ne soyez pas désolé. La loyauté peut prendre plusieurs formes.
Ils se tournèrent vers la porte en entendant le factionnaire annoncer :
— Le second, amiral !
Le lieutenant de vaisseau Daubeny fit son entrée dans la chambre. Sa maigre carcasse était courbée en deux comme celle d’un marin saoul.
— Le commandant vous présente ses respects, sir Richard. Le Taciturne a fait un signal. Voile en vue dans le nord-ouest.
— L’un des nôtres, j’imagine ?
Avery acquiesça.
— Le Chevaleresque. C’est sans doute lui. Sans ça, il aurait vite fait de virer de bord et de prendre la fuite.
Bolitho ne put s’empêcher de sourire en entendant cette remarque.
— Je suis d’accord avec vous. Mes compliments au commandant, monsieur Daubeny. Faites un signal. Général. Répétez à tous les bâtiments. Ralliez l’amiral.
Il les voyait comme s’il y était, les minuscules taches de couleur des pavillons qui montaient en bout de vergue, répétés d’un bâtiment à l’autre jusqu’à ce qu’on les voie à peine. La chaîne du commandement, la responsabilité pleine et entière. Daubeny attendait toujours et notait tout ce qu’il allait raconter à sa mère dans sa prochaine lettre.
Bolitho leva les yeux vers la claire-voie. Tyacke et son bâtiment. Un homme esseulé, maintenant peut-être plus que jamais.
— Je monterai à sept heures, monsieur Daubeny.
Mais le second était reparti, on avait hissé les signaux. Il effleura le médaillon sous sa chemise.
Reste près de moi, Kate chérie. Ne m’abandonne pas.
Ils retrouvèrent la frégate de trente canons Le Chevaleresque à la fin de l’après-midi. L’Indomptable et ses conserves avaient fait force de voiles pour hâter ce rendez-vous. Cela permettrait en outre au capitaine de vaisseau Isaac Lloyd de passer sur le bâtiment amiral à temps pour regagner son bord avant la tombée de la nuit, ou si le vent empêchait de mettre un canot à la mer.
Lloyd n’avait que vingt-sept ans, mais son visage tanné le faisait paraître plus âgé. Ses yeux sombres, impassibles, ses traits fins faisaient songer à un renard. Il était dans la chambre de Bolitho, devant la carte, et pointait du doigt différentes positions que York avait déjà estimées.
— Ils sont six en tout. J’avais du mal à en croire mes yeux, sir Richard. Probablement des frégates, dont deux grosses – il tapa du doigt sur la carte. J’ai signalé au Weazle de faire voile au plus vite et de rallier Halifax, mais je parie que les Yankees vont essayer de l’intercepter.
Il éclata d’un gros rire : vraiment, se dit Bolitho, un renard.
— Ils ont fait comme si nous n’existions pas et ont poursuivi leur route vers le nord-ouest, tranquilles comme Baptiste. J’ai décidé de harceler le dernier de la file, j’ai envoyé les perroquets et les cacatois, et je me suis lancé à leur poursuite. Ça a modifié la donne. Ils ont échangé quelques signaux et la frégate de queue a ouvert le feu avec ses pièces de retraite. Et je dois admettre, sir Richard, qu’ils tirent sacrément bien !
Bolitho sentait près de lui la présence de Tyacke qui écoutait, se demandant peut-être comment il aurait réagi à la place de Lloyd. Yovell écrivait comme un fou sans jamais relever la tête. Avery avait pris à York quelques-unes de ses notes et, bien qu’il ne les lise pas, avait le front soucieux.
Lloyd poursuivit :
— Ça a fini par devenir assez mouvementé, et j’ai réduit la toile. En attendant, ce satané Yankee m’avait quand même descendu un espar et poivré la misaine. J’ai pensé qu’il avait peut-être reçu l’ordre de se laisser glisser et d’engager Le Chevaleresque. Mais, non, pas possible, je me suis dit, il ne veut pas se battre, en tout cas, pas maintenant.
— Et pourquoi donc ? lui demanda Bolitho.
— C’est-à-dire, sir Richard, il avait tout son temps et il voyait bien que j’avais personne pour venir en renfort. Je savais qu’il aurait mis sa drome à l’eau s’il avait voulu me montrer de quoi il était capable – grand sourire. Il avait peut-être plus de canons que moi, mais avec toutes les embarcations entassées sur le pont, on lui aurait rayé la moitié de son équipage avec des éclis, dès la première bordée !
Tyacke sortit de son silence et dit brusquement :
— Des embarcations ? Combien ?
Lloyd haussa les épaules et se tourna vers les fenêtres salies comme pour se rassurer sur le sort de son bâtiment qui dérivait sous le vent de l’Indomptable.
— Je dirais, deux fois plus que la normale. Mon second a ajouté que l’américain qui se trouvait devant dans la ligne en avait autant.
— Ils gagneraient une nouvelle base ? demanda Avery.
Tyacke le reprit vertement :
— Il n’y a pas d’autre base, sauf s’ils s’emparent de l’une des nôtres.
Lloyd allait lui répondre, mais Tyacke l’arrêta d’un geste.
— Je pensais… A propos de ce que vous nous disiez à l’instant.
Lorsqu’on a décidé que la traite des Noirs n’était pas quelque chose de trop respectable, en tout cas pour des nations civilisées, Leurs Seigneuries ont jugé utile d’envoyer des frégates y mettre bon ordre. Elles étaient plus rapides, mieux armées, avec des équipages bien entraînés, et pourtant… – il se tourna vers Bolitho. Elles n’ont jamais réussi à les attraper. Les négriers usaient de petits navires, des coques puantes où les conditions étaient abominables, où des hommes et des femmes vivaient et mouraient dans leurs propres excréments. S’ils n’étaient pas jetés aux requins quand un vaisseau du roi parvenait à leur tomber dessus.
Bolitho restait silencieux. Il devinait ce qui se passait en lui. Tyacke revivait l’époque de la Larne. Les négriers avaient fini par le redouter : le diable à la demi-figure.
Mais Tyacke continua, sur le même ton neutre :
— Tout le long de cette fichue côte où des fleuves se jettent dans l’Atlantique, le Congo, le Niger, les négriers serraient le rivage, dans des parages où des navires d’un certain tonnage n’osaient pas s’aventurer. C’est ainsi qu’ils ont si longtemps échappé à la capture et à un juste sort.
Il se tourna vers le jeune commandant, qui n’essaya pas d’éviter son regard.
— Je crois que vous êtes tombé sur quelque chose que vous n’étiez pas supposé voir.
Il s’approcha de la carte et y posa la main.
— Pour commencer, je pense que notre Mr York s’est trompé. Il s’est fait induire en erreur. S’ils ne vous ont pas pris en chasse, monsieur Lloyd, c’est parce qu’ils en étaient incapables. Ils n’ont pas osé – et, à Bolitho : Ces embarcations, amiral. Autant d’embarcations. Ce n’est pas pour embarquer des esclaves comme le faisait cette racaille, c’est pour débarquer une armée.
Bolitho encaissa le choc de ce qui paraissait maintenant une évidence. Il avait l’impression d’avoir reçu un verre d’eau glacée à la figure.
— Ils transportent des troupes, comme ils l’ont fait sur les lacs, si ce n’est qu’il s’agit de plus gros vaisseaux et qu’ils ont sans doute en vue une action bien plus ambitieuse !
Il songeait à ce capitaine qui avait survécu à la première attaque contre York, aux rapports qui avaient filtré sur le second assaut livré trois mois plus tard. Peut-être même le lac Erié était-il tombé aux mains des Américains ? Dans ce cas, l’armée britannique allait être coupée de tout, voire se trouverait incapable de battre en retraite. De plus, ce jeune capitaine avait dit des Américains qui s’étaient battus à York qu’il s’agissait de troupes régulières bien entraînées.
Bolitho intervint :
— Si ces vaisseaux pénétraient dans la baie de Fundy, mais viraient vers le nord et non en direction de la Nouvelle-Écosse, ils pourraient débarquer leurs troupes. Lesquelles s’enfonceraient ensuite dans les terres en sachant que du ravitaillement et des renforts les attendraient une fois qu’elles auraient atteint le Saint-Laurent. Cela isolerait tous les districts du Canada septentrional, qui se retrouveraient prisonniers comme des furets dans une gibecière !
Il serra vigoureusement la main de Lloyd pour lui faire ses adieux.
— Vous n’avez pas livré combat aux Américains, commandant, mais les nouvelles que vous m’avez apportées nous donneront peut-être la victoire. Je m’assurerai que vous en soyez convenablement récompensé. Notre Nel avait une phrase à ce sujet. Il disait toujours que tous les ordres pour la mer ne remplaceront jamais l’esprit d’initiative d’un commandant.
— Je vous accompagne à la coupée, commandant, ajouta simplement Tyacke.
Lorsque la porte se fut refermée, Avery demanda :
— Est-ce vraiment possible, amiral ?
Bolitho esquissa un sourire.
— Vous voulez dire, est-ce probable ? Je crois que c’est trop important pour que nous n’en tenions pas compte ou pour que nous attendions un miracle.
Il écoutait les trilles des sifflets, on saluait sur le bord ce commandant à la face de renard qui s’en allait.
Tyacke vint les retrouver et attendit en silence que Bolitho ait fini de dicter à Yovell une brève dépêche qu’il voulait envoyer à Halifax.
— Nous virerons de bord avant la tombée de la nuit, James, pour venir cap au nord. Faites hisser les signaux nécessaires.
Le regard clair de Tyacke le fixait avec inquiétude.
— Je suis conscient des risques, James. Nous le sommes tous. Cela crevait les yeux, mais vous êtes le seul à vous en être rendu compte. Votre ancien commandement, lorsque vous étiez seul, n’aura pas été en pure perte. Et ce n’est pas fini.
Il se demandait si Tyacke allait renchérir. Sa lettre, cette femme dont il se souvenait à peine, ou dont il n’avait aucune envie de se souvenir. Un jour, peut-être, il lui en parlerait. Et tout en songeant à cela, Bolitho savait que Tyacke n’en ferait rien.
— A votre avis, ce gaillard, Aherne, il est avec eux ?
— Je n’en suis pas certain, mais je pense qu’il est peut-être tombé en disgrâce auprès de ses supérieurs, comme John Paul Jones.
Comme mon frère.
Tyacke, qui s’apprêtait à disposer, se retourna en entendant Bolitho lui dire non sans amertume :
— Aucun des deux adversaires ne peut sortir vainqueur de cette guerre, et aucun ne peut se permettre de la perdre. Faisons donc de notre mieux pour ce qui nous revient. Et ensuite, si Dieu le veut, on rentre chez nous !
Ils se tenaient serrés les uns contre les autres autour de la table à cartes de York, leurs ombres dansant doucement au rythme du fanal qui faisait des cercles.
Nous ressemblons davantage à des conspirateurs qu’à des serviteurs du roi, songeait Bolitho. Dehors, il faisait un noir d’encre et la nuit était tombée très vite, comme il l’avait prévu. Le vaisseau qui roulait dans la houle était étrangement bruyant. La terre la plus proche se trouvait à soixante-dix milles – le cap de Sable en Nouvelle-Ecosse, dans le Nord-Est –, mais, après les grands fonds auxquels ils avaient fini par s’habituer, ils devinaient sa présence. Ils la sentaient.
Bolitho les observait à la lueur de la lanterne. Tyacke très calme, dont les brûlures étaient dissimulées par l’ombre. Son profil indemne, plutôt beau, permettait de l’imaginer tel que cette femme l’avait connu. De l’autre côté de la table, le maître pilote prenait des mesures aux pointes sèches sur quelques relèvements, l’air sceptique.
Avery était là également, partageant avec eux cet espace confiné. Et Daubeny, le second, tête penchée sous les barrots pour essayer de voir ce qui se passait. York annonça :
— En plein jour, amiral, ce serait déjà assez dur. L’entrée de la baie, si je tiens compte des récifs et des bancs de sable, fait vingt-cinq milles de large, peut-être un peu moins. Nous ne pourrons pas rester en formation, et s’ils nous attendent…
Il en resta là.
Tyacke s’accrochait toujours à sa première idée.
— De toute façon, Isaac, ils ne peuvent pas s’avancer et attaquer dans l’obscurité. Ils seraient obligés de sonder dans la plus grande partie de la baie. Et si le pire arrivait, leurs embarcations risqueraient de se disperser. Si elles ne coulent pas…
Mais York insista.
— La plus grande partie de cette côte est fréquentée principalement par de petits navires de pêche. Bon nombre de ces gens qui se sont établis dans le New Brunswick après la guerre d’indépendance étaient loyaux à la Couronne – il jeta un coup d’œil à Bolitho. Contre des troupes bien entraînées, que pourraient-ils faire ?
— S’ils ont déjà débarqué, lui répondit Bolitho, ces vaisseaux nous attendent peut-être comme on guette des canards dans un viseur. Mais débarquer prend du temps, il en est toujours ainsi. Il faut affaler les embarcations, y entasser les hommes et leurs armes. Il est plus que probable que le tout se fasse de nuit, avec la moitié des soldats qui ont le mal de mer… Avec des fusiliers, ce serait différent.
Il se frotta le menton, qu’il avait rugueux : il faudrait qu’Allday le rase, s’ils en avaient le temps.
— Nos commandants savent ce qu’ils ont à faire. Nous sommes entraînés à travailler ensemble, même si nous n’avons pas toujours en tête cette baie inhospitalière chère à Mr York !
Ils sourirent, c’était prévu. Comme s’ils étaient guidés, commandés. Quelqu’un leur parlait qui savait trouver en lui la force et la confiance capables d’entraîner les autres.
— Et nous devons admettre que ce plan, si c’est bien de cela qu’il s’agit, est brillant. Des soldats aguerris pourraient progresser au nord avant de retrouver leurs autres régiments sur le Saint-Laurent. Trois cents milles, qu’est-ce que ça représente ? Je me souviens, lorsque j’étais enfant, d’avoir vu le 46e régiment d’infanterie faire à pied toute la route du Devon en Ecosse. Et sans doute le retour.
York lui demanda, un peu hésitant :
— C’était à l’époque où il y avait ces troubles dans le Nord, amiral ?
Bolitho sourit.
— Non. C’était pour l’anniversaire du roi. Son bon plaisir !
Le visage de York s’éclaira.
— Alors, dans ce cas, c’est différent, amiral !
Bolitho prit les pointes sèches sur la carte.
— L’ennemi sait aussi bien que nous les dangers qu’il court. Nous allons rester en formation autant que nous le pourrons. Que les commandants envoient leurs meilleures vigies dans les hauts, mais ils ne pourront pas faire de miracles. A l’aube, nous serons à poste, ici.
Les pointes sèches se plantèrent comme un harpon.
— Nous risquons de nous disperser au cours de la nuit, mais il faut en prendre le risque.
Tyacke le regardait en silence. C’est vous qui allez en prendre la responsabilité, semblaient dire ses yeux.
— Si je commandais l’ennemi, reprit Bolitho, j’enverrais mes chaloupes et je détacherais même une petite unité près de la côte pour leur procurer de l’appui-feu si nécessaire. Cela rétablirait un peu l’équilibre – il reposa les pointes sèches. Enfin, dans une certaine mesure.
— Et si nous nous trompons, amiral… fit Tyacke.
— Si je me trompe, eh bien, nous rentrerons à Halifax.
Au moins, cela leur permettra de se préparer là-bas à une attaque.
Il songea à Keen, lorsque ce dernier lui avait parlé de la fille de Saint-Clair : si l’ennemi avait deviné son plan conçu à la hâte, il risquait de passer vice-amiral plus tôt que prévu.
Avery se pencha sur la table pour gribouiller quelques notes dans son calepin. Leurs regards se croisèrent une fraction de seconde. Avery savait-il qu’il distinguait à peine les marques faites sur la carte s’il ne se masquait pas l’œil ? Il se sentit pris de désespoir. Ce qu’il voyait, parfois, était comme une brume matinale qui monte de la mer. Bien sûr qu’ils savaient tous, mais c’était une force qu’ils partageaient avec lui, et qui les liait. Il avait l’impression d’entendre encore les paroles de Herrick. Nous, les Heureux Élus. Mon Dieu, ne m’abandonne pas maintenant !
Il retrouva son calme.
— Messieurs, je vous remercie. Je vous laisse à vos devoirs. Commandant ?
Tyacke passa la main sur ses cicatrices. Peut-être le faisait-il sans s’en rendre compte, lui aussi.
— J’aimerais qu’on fasse déjeuner les hommes avant la prise de quart du matin, amiral. Ensuite, si vous en êtes d’accord, nous rappellerons aux postes de combat.
Avait-il souri ? Son visage restait dans la pénombre.
— Pas de tambours, pas de tintamarre guerrier.
— Et pas non plus de Fille de Portsmouth, alors ?
Ils avaient l’air de deux conspirateurs. Ou de deux assassins.
Tyacke fit volte-face.
— Monsieur Daubeny, ne restez pas là à faire traîner vos oreilles ! Je veux voir tous les officiers et officiers mariniers au carré, dès que possible.
Et il ajouta après réflexion :
— Autant profiter de l’occasion pour rassembler nos jeunes officiers. Ils risquent d’apprendre deux ou trois petites choses.
York sortit en compagnie de Daubeny, probablement pour s’entretenir avec ses adjoints. Cela les maintiendrait occupés, et les marins sont habitués à se priver de sommeil.
Avery s’était retiré, il avait compris mieux que quiconque que Tyacke souhaitait parler en tête à tête à Bolitho. Pas en tant qu’officier, mais en tant qu’ami. Si Bolitho avait deviné ce que son capitaine de pavillon voulait lui dire, il n’en ressentit pas moins un choc.
— Si nous devons engager l’ennemi, maintenant que j’ai pesé le pour et le contre, et je pense que ce sera le cas, j’ai une faveur à vous demander.
— Oui, James ?
— Si je devais tomber – il hocha la tête. Je vous en prie, écoutez-moi. J’ai écrit deux lettres. J’irai me battre plus tranquille et l’âme en paix si je sais que…
Il resta silencieux un certain temps.
— La première est pour votre dame, amiral. Et l’autre, pour quelqu’un que j’ai connu dans le temps… enfin, que j’ai cru connaître, cela fait bien quinze ans, lorsque j’étais encore un jeune écervelé du genre Mr Blythe-je-sais-tout.
Bolitho lui prit affectueusement le bras. Jamais ils n’avaient été aussi proches.
— Demain, nous ferons bien attention, James. Je compte sur vous.
Tyacke contemplait la vieille carte.
— A demain donc.
Un peu plus tard, alors qu’il regagnait ses appartements, Bolitho entendit des bruits de voix au carré. Il était rarement aussi bondé, même lorsqu’ils étaient au port. Deux des garçons étaient accroupis à la porte, d’aussi près qu’ils pouvaient l’oser, pour essayer de surprendre ce qui se disait. On entendait également des éclats de rire. Il avait dû en être ainsi avant tant de grandes occasions : la baie de Quiberon, les Saintes ou Aboukir.
Allday était à l’office avec Ozzard, comme Bolitho l’avait deviné. Il suivit Bolitho, passa devant le factionnaire et pénétra dans la chambre faiblement éclairée. Derrière les fenêtres, la mer faisait comme une masse de verre sombre. En dehors des bruits de la coque, tout était déjà calme. Tyacke devait être en train de s’adresser à ses officiers, puis il irait faire la tournée des postes pour se montrer à tous ces hommes qui dépendaient de lui. Non pour leur indiquer pourquoi il fallait faire ceci ou cela, mais pour leur expliquer comment le faire. Cela dit, tout l’équipage était déjà au courant. Comme à bord de l’Hirondelle, du Phalarope, ou, au-dessus de tout, de l’Hypérion.
Allday lui demanda :
— Mr Avery viendra-t-il nous rejoindre, sir Richard ?
Bolitho lui fit signe de prendre un siège.
— Mettez-vous à l’aise, mon vieux. Il trouvera bien une minute pour que vous lui dictiez une lettre.
Le visage d’Allday s’éclaira d’un large sourire, il était soulagé.
— Ce serait bien volontiers, sir Richard. J’ai jamais trop aimé apprendre dans les livres…
Bolitho entendit des pas étouffés : Ozzard.
— Tout comme nous, je vous le dis. Bon, buvons un verre à la santé de ceux qui nous sont chers, tant que nous le pouvons. Mais… attendons notre aide de camp.
Avery avait probablement déjà rédigé une lettre pour son propre compte, une lettre destinée à cette inconnue de Londres. Peut-être n’était-ce qu’un rêve, un rêve perdu. Mais c’était aussi une ancre à laquelle se raccrocher, une ancre comme ils en avaient tous besoin.
Bolitho se dirigea vers le baromètre et le tapota machinalement. Il se remémorait la façon dont Tyacke avait fini par admettre ce qu’il fallait faire, sa confiance en son bâtiment. Et ses mots : « Si je tombe… » Les mêmes mots, la même voix qui avait parlé pour eux tous.
Avery pénétra dans la chambre au moment même où le factionnaire l’annonçait.
— Alors, George, cela s’est-il bien passé ? lui demanda Bolitho.
Avery regardait Ozzard et son plateau chargé de verres.
— J’ai entendu cette phrase dans la bouche de mon père, voilà bien longtemps : « Les dieux ne s’occupent jamais de protéger les innocents, ils ne s’occupent que de châtier les coupables. »
Il prit le verre que lui tendait Ozzard, impassible.
— Je n’aurais jamais cru que je l’entendrais encore, et dans de telles circonstances.
Bolitho attendit qu’Allday se lève pour les rejoindre.
Ainsi donc, c’est demain.
Il pensait à Herrick, peut-être. A tous les autres. Il leva son verre :
— A nous, les Heureux Élus ! Ça, ils allaient aimer.